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Critique par Clotilde LONDOS

Formée dans la critique d'art contemporain à l'école des Beaux-Arts de Paris Clotilde a obtenu sa licence d'histoire de l'art ainsi que son master de muséologie à l'Ecole du Louvre.



L’invitation de Lucy


« L’abstrait peut exprimer quelque chose de très concret et même de figuratif »

Loin de vouloir établir une frontière définie entre l’art figuratif et l’abstrait, Lucy aime que la limite soit brumeuse.

Après avoir obtenue une licence en Histoire de l’Art, c’est en autodidacte que Lucy découvre la puissance de son action créatrice, et c’est sans cours que Lucy délaisse les pigments naturels et dilués au profit des couleurs criardes et chatoyantes.​

Loin d’être du « n’importe quoi » cette spontanéité, comme un mouvement de Jazz improvisé, est véritablement le fruit d’un apprentissage pour une femme habituée aux cadres de la copie que sont la fidélité, la justesse de proportion, l’importance du dessin et son exigence. Lucy comprend, qu’après les innombrables copies vient le temps de la maturité, et ainsi vive un passage de libération de l’acte créatif.


« Ma seule difficulté c’est d’oser, de faire face à ce miroir de moi-même, de faire le saut de la création. »

Cette improvisation, ce champ d’ouverture à l’interprétation de chacun, est une invitation à entrer dans ce monde qui fut le sien, et qui ne l’est plus puis qu’il appartient désormais à la couleur et à la vivacité du mouvement que la toile garde jalousement pour elle sans pour autant l’enfermer dans un cadre.



L’expressivité du coloris

Une nature morte en mouvement, des formes que l’on distingue dans un brouillard qui se déplace et des intrusions violentes de lames qui exaltent la toile. Telle est la vue d’ensemble, l’aperçu, que l’on retient des tableaux flamboyants de Lucy. D’une grande rapidité d’exécution et guidée par la spontanéité, la peintre n’attaquera sa toile que si elle a ses deux éléments de départ : la couleur et le mouvement. Ces deux piliers du processus créatif la guide pour les quarante-cinq minutes de face à face qu’elle aura avec son chevalet.

Rien n’est habituel et aucune limite n’est donnée, il s’agit avant tout d’un « temps de qualité » qu’elle doit vivre, seule à seule avec sa peinture, sans interruption. Cette continuité, fondamentale dans la réalisation picturale, fait dire à Lucy qu’elle ne revient quasiment jamais sur ce qu’elle a fait ; on ne revient pas sur un temps vécu, un échange ; il est passé et restera à jamais inscrit tel quel dans le temps. L’acrylique permet cette célérité, cette fenêtre de tir et d’action limitée dont le séchage annonce qu’il est temps de s’arrêter, ou de continuer sur une zone picturale encore fraiche si cela est nécessaire.

« À la fin, je sens que je dois prendre la décision de m’arrêter, je sens que la fin approche et je ne dois pas la dépasser ».

 Cet arrêt en vol se ressent non seulement par la force du mouvement suspendu que l’on découvre dans ces grands arcs colorés, mais aussi par la superposition des couleurs qui, se mélangeant, signifient le peu de temps de séchage entre chaque couche. Un arrêt d’autant plus éloquent et imposant qu’il a lieu sur des formats importants : 60*73 la plupart du temps, car Lucy a besoin d’espace pour s’exprimer.


Aussi, la maitrise du coloris se perçoit dans la juxtaposition des complémentaires qui permet cette intensification mutuelle des couleurs et assure cette intensité d’expression presque agressive pour certains tableaux. La touche, sèche et définie, apporte ce caractère soutenu qui suspend l’œuvre dans le temps et transmet cette vitalité impulsive, comme la pause soudaine d’un geste ample. De la même manière, les ombres, assurées par les complémentaires, permettent de construire une matière picturale dynamique où les couleurs dialoguent entre elles et ce même dans une palette sombre. Le coloris prend finalement toute la place dans l’œuvre de Lucy, mais plus symboliquement que physiquement. En effet, la couleur la plus importante n’est pas toujours la teinte principale, parfois un seul jet, une seule apposition au couteau suffit à affirmer le sujet coloré.

Des nuances pigmentées


On retrouve d’ailleurs, dans cet usage massif du cercle chromatique, un petit quelque chose de fauviste, un amour pour ces couleurs maitresses de la toile, renonçant à toute soumission du dessin ou cloisonnement de la véracité systématique de la ligne. Car les couleurs ne sont pas de simples aplats pour remplir la toile ; elles sculptent, elles définissent, elles disposent. À l’aide de la lumière, elles modèlent la matière, jouent avec les reliefs et créent les formes. Ainsi la matière picturale variant, les volumes changent et se différencient selon les tableaux. Parfois la couche picturale est si fine que la trame de toile apparait derrière les teintes et rend l’ouvrage d’une sécheresse râpeuse dans un grand format désertique ; d’autres fois, le noir luisant d’épaisseur annonce la dureté d’un piano froid, large ; d’autres fois encore quelques pointes d’un blanc gras suggèrent le fruit juteux à croquer.

La touche, elle aussi, répond à ces mêmes nuances : elle participe à sculpter les ensembles en se faisant lisible, apparente, comme des rails à suivre pour que le regard accompagne le mouvement ; à d’autres moments pourtant, elle se fond entièrement dans la toile comme un nuage brumeux se dissout dans le ciel et l’on ne sait quel en est le début ni où s’y trouve la fin.

Un échange à trois voix, haut en couleur !


Après un face à face avec chacun, un temps accordé à l’observation de chaque toile, on comprend que les formes apparues, les ensembles surgis à première vue nécessitent ce temps d’attention. Dans ces nuances, dans cette évidence transformée en complexité, cet ensemble pictural pousse à la réflexion intérieure et à un regard profond au-dedans de soi-même, en miroir de l’œuvre, à l’image de l’artiste lors de la conception :


« Tout le travail est déjà fait en moi et le moment de la peinture c'est la manifestation de cela, de cet intérieur. »


Ce dialogue, ce face-à-face vécu par Lucy au moment de l’acte créatif est infini, il attend une suite : celle de l’observation, du regard et du dialogue de l’œuvre avec le visiteur. À la fenêtre de la création, qui se ferme en même temps que le tube de peinture, succède l’ouverture d’une porte vers notre vie intérieure, où les formes nous parlent, les couleurs nous rejoignent et voici leur mantra : dire suffisamment pour qu’il n’y ait pas de frustration, mais pas assez pour que l’absence de l’explicite laisse chacun libre de définir la touche finale du tableau. D’ailleurs, ces toiles n’ont pas de titre… Sans titre, tout l’imaginaire se déploie.


« Il ne s’agit pas de renoncer à une responsabilité, je laisse les gens libres de ne pas s'enfermer avec ce que moi je raconte. Je cherche à entrer en dialogue tout en évitant de leur dicter quelque chose. »

Ainsi, cette liberté qui définissait l’exécution est poussée jusqu’au bout, elle est l’essence même de ce que veut générer Lucy. Le tableau n’est pas une chose morte, un monologue où l’artiste parle et le visiteur se tait en regardant : il est un miroir où se reflète le peintre qui, lui ayant parlé, laisse dialoguer le visiteur à son tour.

Alors, vous aussi, osez, faites le saut : répondez à son appel.

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